CHAPITRE PREMIER
— Ma qué ! Vous allez trop vite, Alessandro ! Je vous répète qu’avant d’ajouter le bouillon, vous devez attendre que le vin soit évaporé, sinon votre ossobuco sera une infâme ratatouille, indigne du palais d’un Tarchinini ! Ce n’est pas croyable, ce que vous pouvez avoir la tête dure, vous autres Piémontais !
— C’est peut-être que nous autres, Piémontais, nous avons eu la vie plus pénible que vous, gens de la Vénétie, et qu’on a eu moins de temps à consacrer aux raffinements de la cuisine ? Et puis peut-être aussi parce que les Turinois sont moins intelligents que les Véronais ?
— Je pense, Alessandro, que vous venez de mettre le doigt sur la vraie raison !
A ce moment, le bruit de crécelle du téléphone suspendit un dialogue risquant de s’envenimer. L’inspecteur Alessandro Zampol écouta, puis tendit l’appareil à son interlocuteur :
— C’est pour vous, signor commissaire, de Vérone...
Le commissaire cria, plus qu’il ne dit :
— Pronto ? C’est toi, ma Giulietta adorée ? Ici, ton Roméo... As-tu des nouvelles de la maudite ? de l’ingrate ? de la dénaturée ?
Piémontais maigre et froid, l’inspecteur Alessandro Zampol ne parvenait pas à se faire une opinion sur ce policier véronais – qui passait pour une intelligence de tout premier ordre, en dépit de ses discours et de son accoutrement – venu passer quelques semaines à Turin pour expliquer ses méthodes personnelles d’enquête. L’inspecteur Zampol, lui avait été donné pour adjoint, et les deux hommes ne sympathisaient guère. Tout en Tarchinini choquait Alessandro. Sa faconde d’abord, puis son habitude de crier, de gémir, de glousser, de s’attendrir pour un rien, d’invoquer le ciel pour des vétilles, et aussi sa manière de se vêtir. Partout, dans Turin-la-Sévère, on se retournait sur le passage de ce petit homme rondouillard, approchant de la cinquantaine, aux mèches frisottantes poivre et sel maintenues en place par un cosmétique abondant, à la moustache fournie relevée en pointe aux deux extrémités, comme au temps de Victor-Emmanuel II, parlant avec ses mains tout en faisant miroiter au soleil la chevalière portée à l’annulaire gauche et la pierre de couleur incrustée dans la bague ornant son annulaire droit. Vêtu de noir, il égayait sa tenue par un gilet de piqué blanc où s’étalait en flots mousseux une étonnante cravate piquée d’un énorme fer à cheval semé de perles, tandis que des guêtres blanches donnaient, de loin, l’impression que le signor Tarchinini, en dépit de sa tenue générale, était chaussé d’espadrilles. L’ensemble s’affirmait d’un comique irrésistible et nul ne voulait admettre que cet extraordinaire personnage pût être un esprit des plus subtils. C’est en cela que l’opinion se trompait. Mais ce qui prévenait le plus Alessandro Zampol contre son supérieur hiérarchique, c’était cette théorie absurde, professée par Tarchinini tout au long de la journée, à savoir que la plupart des crimes ne sont que des histoires d’amour. Sous prétexte qu’il était véronais, sous prétexte qu’il s’appelait Roméo et sa femme Giulietta, le commissaire ne savait parler que de l’amour qu’il voyait partout et qui, partout, l’attendrissait. L’inspecteur Zampol affirmait, à qui voulait l’entendre, que c’était une marque indiscutable de gâtisme sénile. Il faut dire que l’inspecteur Zampol avait subi un sérieux naufrage conjugal et qu’il en gardait une rancune tenace au sexe féminin.
— Tout ce que tu diras, Giulietta mia, ne changera rien à mon jugement sur cette sans-cœur ! Tu es témoin, pourtant, de l’amour que je lui portais, eh ? Ma qué ! l’ingratitude, c’est le pain des pères trop bons... Qu’est-ce que tu dis ? Bien sûr, des mères aussi... Non, non, je n’oublie pas que nous l’avons faite ensemble, cette réprouvée... Nous porterons notre croix en nous appuyant l’un sur l’autre... Comment ? Ici ? De quelle façon veux-tu que je vive chez ces Piémontais ? En exilé, qué ! Et les petits, tu n’as pas d’ennui ?
Lorsque Roméo Tarchinini, orgueil de la police véronaise, fut rassuré sur le compte de ses garçons Gennaro, Fabrizio, Renato, de ses filles Rosanna et Alba, de la grand-mère de Bardolino, de l’oncle de Valdagno, du cousin de Bovolone et des neveux de Mantoue, il consentit à prendre congé de sa femme sur un ton qui imposait à la mémoire du cultivé Zampol le souvenir d’Aristide quittant Athènes, chassé par l’ingratitude de ses concitoyens.
— Au revoir, mon âme... Tu sais que tu peux compter sur moi ? Malgré ce qu’il souffre, Roméo Tarchinini n’est pas un homme à faiblir publiquement. Je serai malheureux, mais digne. Il n’empêche que je suis miné intérieurement... Je ne vis plus que pour toi et les enfants, Giulietta... Nous ne méritions pas ça, non, nous ne le méritions pas ! Je mets mes larmes de côté un moment pour t’embrasser comme je t’aime et je te grattouille dans le cou avec ma moustache...
L’adieu qui clôtura ce monologue résonna dans le bureau comme le ululement d’une sirène de brume dans les mers nordiques, ou la plainte d’un chien fidèle sentant la mort approcher à pas furtifs. Alessandro en fut affreusement impressionné. Quand Tarchinini eut reposé l’appareil, l’inspecteur crut de son devoir de demander :
— Pas de mauvaise nouvelle, au moins ?
Le commissaire le regarda avec cette douce résignation qui dut être celle des martyrs voyant approcher les fauves devant les dévorer. Roméo poussa un soupir d’une si vaste amplitude que plusieurs feuillets posés sur le bureau s’envolèrent. Sidéré, Alessandro ne pensa pas tout de suite à les ramasser.
— Zampol... vous êtes jeune... vous êtes beau...
L’inspecteur voulut protester.
— Non, taisez-vous ! D’ailleurs, ce n’est pas de vous, mais de moi, que je parle... enfin, de moi tel que j’étais il y a plus de vingt ans... Jeune, beau, je rencontrai la plus belle des Véronaises... Elle s’appelait Giulietta, et moi Roméo... Tout nous destinait l’un à l’autre... Nous nous aimâmes de façon à faire pâlir Laure et son Pétrarque, Dante et sa Béatrice ! Et de cet amour naquit le plus bel enfant du monde, une fille : Giulietta... Tout Vérone l’a regardée grandir avec des yeux extasiés et moi, je ne pensais pas qu’il se trouverait un prince sur cette terre qui aurait assez de qualités pour que je lui donne ma Giulietta...
Si le visage du commissaire n’avait été baigné de larmes, Zampol se serait fâché, persuadé que l’autre se moquait de lui.
— Et puis, il est arrivé un sauvage... un Américain... Il m’a demandé la main de ma fillette... C’était un sauvage, mais sympathique... et plus riche que tout ce que vous pouvez imaginer... Il s’appelait Cyrus... Il m’a juré qu’il s’installerait à Vérone, avec ma Giulietta. Je l’ai cru, et je lui ai donné mon trésor. Il a sollicité la permission, quand elle a été sa femme, de l’emmener chez lui, à Boston, pour la présenter aux siens, me jurant qu’il reviendrait au bout d’un mois... Il y a sept semaines qu’ils sont partis... Il me l’a kidnappée, Alessandro... Cet Américain, il a conservé les habitudes de son pays... et je ne peux rien... Il a la loi pour lui, il paraît ! C’est monstrueux, Zampol, vous m’entendez ! Monstrueux ! La loi ne protège pas les parents à qui l’on vole leurs enfants, voilà ce que je dis ! Et si je dois vieillir sans revoir ma Giulietta... les futurs bambini de ma Giulietta dont ce misérable est capable de faire des petits Américains... alors, j’aime mieux mourir tout de suite !
Emu, l’inspecteur se leva et prit amicalement le bras de son chef.
— Il ne faut pas vous laisser aller, signor commissaire.
Tarchinini se dégagea brusquement.
— Non... Tout est fini pour moi... Je vis sans plaisir... par routine, qué !
Tout en gémissant, il s’approcha de la large fenêtre donnant sur la piazza Castello et, sans changer de ton :
— En voilà, trois qui passent... Madona mia, qu’elles sont mignonnes ! Ah ! si j’étais plus jeune !... Venez voir, Alessandro !...
Déconcerté par ce diable d’homme passant du rire aux larmes, et de la dépression apparemment la plus profonde à une aimable joie de vivre, Zampol rejoignit le commissaire à la fenêtre pour admirer trois belles filles qui, d’un pas décidé, semblaient se diriger vers le palais de la police.
— Alors, Alessandro, comment les trouvez-vous ?
L’inspecteur haussa les épaules.
— Pour ce que j’en ai à faire...
— Mais, malheureux ! ce n’est pas une raison ! Moi, une belle fille rencontrée le matin m’enchante toute ma journée... Regardez si elles sont mignonnes, eh ? Presque aussi jolies que ma Giulietta...
Le souvenir de sa fille, légalement kidnappée par son mari américain, rembrunit le commissaire Tarchinini, qui s’en fut s’asseoir à son bureau.
— Par moments, Alessandro, on se demande pourquoi on s’entête à vivre ?
Ironique, l’inspecteur suggéra :
— Peut-être pour donner des leçons de tactique policière à ces attardés de Piémontais ?
Roméo haussa les épaules.
— En admettant que je sois susceptible de donner des leçons à qui que ce soit, voulez-vous me dire comment je pourrais m’y prendre puisque dans votre Turin tout le monde respecte la loi ?
— Vous n’allez quand même pas nous reprocher, vous, un défenseur de la loi, d’être honnêtes ?
— Je ne vous reproche pas d’être honnêtes, Alessandro, mais d’être froids, eh ? Sans passion, comment voulez-vous qu’il y ait des drames ?
— Ah ! oui ! votre fameuse théorie : tout crime est une histoire d’amour...
— Tout crime comporte une histoire d’amour, inspecteur, ce n’est pas exactement la même chose... Il y a une nuance, mais les nuances, ça vous échappe, à vous, Piémontais !
De nouveau, le téléphone empêcha l’inspecteur de répondre. Il prit l’appareil.
— Alessandro Zampol... Comment ?... Ah ! je vois... Ma foi... Attendez, je vais lui demander...
Plaquant le combiné contre sa poitrine pour que son correspondant ne puisse entendre les propos échangés, Alessandro s’adressa au commissaire :
— Je ne comprends pas bien ce que me raconte Amedeo, le planton de l’entrée, mais il y a trois signorine qui lui demandent à qui elles doivent s’adresser pour une histoire de meurtre... Ça ne m’étonnerait pas que ce soient les trois petites que nous venons de voir passer... Je dis qu’on nous les envoie ?
— Et comment !
Zampol reprit le combiné :
— Pronto, Amadeo ? Fais-les monter... Que Fedrigo les conduise, s’il est là.
Tarchinini s’écartait nettement de son bureau, en reculant son fauteuil. Devant le regard interrogateur de son adjoint, il expliqua :
— Au cas où l’une de ces mignonnes voudrait s’asseoir sur mes genoux, eh ?
Le prude inspecteur s’indigna :
— A votre âge, signor commissaire !
— Ma qué ! je n’y crois pas plus que vous ! Je m’illusionne simplement... pour le plaisir !
Fedrigo s’effaça pour laisser entrer les trois demoiselles, qui étaient effectivement celles que le commissaire et son adjoint venaient d’admirer à leur passage sur la place. Malgré leur air de n’avoir peur de rien, elles marquèrent un temps d’arrêt, intimidées par le lieu et par le visage sévère d’Alessandro Zampol. Roméo, qui ne pouvait supporter de voir une personne du sexe dit faible dans l’embarras, courut à leur secours.
— Alors, mes toutes charmantes, il paraît que vous avez à nous parler d’un meurtre ?
La plus petite des trois filles, une brune vive et nerveuse, s’enquit :
— C’est vous le chef, signor ?
— Dans cette pièce, oui, mon enfant... Remettez-vous, eh ? Nous ne sommes pas méchants avec les jolies filles... Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
— C’est à propos d’un meurtre !
— Je sais... Et où a-t-il eu lieu, ce meurtre ?
— Il n’a pas encore eu lieu... mais ça ne tardera pas !
— Vraiment ? Comment êtes-vous donc au courant ?
— Parce que c’est moi qui vais le commettre !
— Vous ?
— Moi... ou Valeria...
Du doigt, elle désigna l’autre brune, plus grande qu’elle et paraissant beaucoup plus placide.
— ... Ou bien Isa.
Cette fois, elle montra la blonde qui complétait le trio et qui, sûrement la plus timide des trois, semblait gênée. Outré de ce qu’il tenait pour une détestable plaisanterie, Zampol intervint brutalement :
— Vous n’avez pas honte de venir débiter de pareilles idioties ?
Tarchinini intervint tout de suite :
— Du calme, Alessandro ! Du calme, eh ? Quand de jolies petites comme ces trois-là parlent de tuer, c’est qu’elles ont une raison...
La petite brune le considéra avec une certaine admiration.
— Vous avez du cœur, vous, signor, et puis vous êtes intelligent... ça se devine du premier coup.
Roméo se rengorgea et ronronna comme un gros chat à qui on caresserait le crâne. Zampol en était dégoûté. Le commissaire lança une œillade énamourée à son interlocutrice et susurra :
— Vous n’avez pas l’air sotte non plus, signorina... signorina ?
— Fiori... Tosca Fiori.
— Où habitez-vous ?
— Via Rocciamelone, 237.
— Qu’est-ce que vous faites dans la vie, adorable Tosca ?
Jamais encore, depuis qu’il appartenait à la police milanaise, Alessandro Zampol n’avait entendu interroger de cette façon !
— Je suis employée au magasin de coiffure Ometta, dans la via Barbaroux.
— Et avec ces beaux yeux, ce joli sourire, vous voulez tuer quelqu’un, eh ?
— Plutôt deux fois qu’une !
Tarchinini se tourna vers son adjoint :
— Quelle flamme, Alessandro, eh ? A Vérone, elles sont toutes comme ça !
Revenant à Tosca, il indiqua du menton ses deux compagnes.
— Ces enfants manifestent les mêmes intentions criminelles ?
— Et comment !
— Présentez-les-moi, voulez-vous ?...
Tosca ne se fit pas prier et, prenant son amie brune par le bras, elle l’attira à elle, tout en disant :
— Celle-ci c’est Valeria Bellato ; elle habite tout près de chez moi, dans la via Fiano, et elle travaille à la charcuterie Fabria, dans la via Neucci. L’autre, la blonde, c’est Isa Falco. Ceux qui n’aiment pas les brunes affirment que c’est la plus belle fille de notre paroisse de San Alfonso de ’Liguori... Elle habite dans la via Nicola Fabrizzi, à quelques pas de Valeria et de moi. Elle est dactylo chez Pradella, dans la via Pio Quinto.
— Vous êtes amies ?
— On se connaît depuis qu’on sait marcher.
— Dites-moi, signorina Fiori, elles sont toutes aussi belles que vous trois, les filles de San Alfonso de ’Liguori ?
Tosca rougit, eut un petit rire pour masquer son embarras et coula vers le commissaire un regard qui inclina ce dernier à retrousser d’un geste vif les pointes de ses moustaches.
— Je suppose que c’est la même personne que vous désirez assassiner toutes les trois ?
— Bien sûr !
— Un garçon, évidemment ?
Tosca répondit par une inclination de tête.
— Peut-on savoir son nom ?
La jeune fille prononça le nom avec des brisures dans la voix qui mirent des fourmillements dans les doigts de Roméo Tarchinini.
— Nino...
Elle soupira, et ses compagnes soupirèrent de même.
— Nino, ce n’est qu’un prénom...
— Nino Regazzi.
— Où le trouve-t-on ?
— A la caserne Dabormida.
— Ah !
— Il est bersaglier.
Valeria ajouta :
— Un beau bersaglier !
Et Isa gémit, plutôt qu’elle n’annonça :
— Le plus beau des bersagliers !...
— Et vous tenez à faire passer de vie trépas le plus beau des bersagliers ?
— Notre honneur l’exige !
— Ah !... Alessandro, mon tout bon, vous vous rendez compte de ce feu, de ce sang ? De vraies Véronaises ! Elles ont dû naître chez vous par erreur... Et comme ça, mes féroces, vous êtes venues m’avertir... pour que je vous aide à trucider ce beau bersaglier, ou pour que je vous en empêche ?
— Pour que vous nous disiez ce que ça nous coûterait ?
— Quoi ?
— Si on le tue ?
Tarchinini eut l’air navré.
— Alessandro, elles calculent !... Ce sont bien des Piémontaises... Chez moi, elles seraient venues me voir après... Meurtre avec préméditation, mes assassines, vous pouvez vous attendre à rester une vingtaine d’années à l’ombre, et alors, adieu le mari, adieu les bambini... Quand vous sortirez, pauvres misérables, vous ne vous reconnaîtrez même plus... Si vous voulez mon avis, il n’y a pas un bersaglier, même s’il est le plus beau, qui vaille pareil sacrifice... Et d’abord, qu’est-ce qu’il vous a fait, ce bersaglier ?
— Il nous a déshonorées !
— Aïe ! aïe ! aïe !... déshonorées... complètement ?
Isa protesta véhémentement :
— Ma qué ! signor commissaire, il faudrait quand même pas nous prendre pour ce que nous ne sommes pas, eh ?
Valeria crut nécessaire de préciser :
— C’est notre réputation, qu’il a piétinée, le monstre ! Maintenant, à San Alfonsa de ’Liguori, quand on passe dans la rue, les garçons ils crient comme ça : « Attention, voilà les bersaglières ! » Plus personne ose nous parler...
Elle sombra dans un déluge de larmes et, tandis qu’Isa essayait de la consoler, Tosca, l’intrépide, donnait des explications à Roméo, que les histoires d’amour trouvaient toujours plein de compréhension :
— Nino, je pense pas qu’il y ait plus beau... Il est né à Rastro, dans la montagne. Ni père, ni mère... on ne sait pas d’où il sort et il est arrivé là-haut encore bébé. Autant dire que Rastro, c’est son pays, eh ? Il a commencé par faire l’apprenti chez le forgeron, et puis, comme il avait de l’ambition, il s’est placé à Turin pour apprendre la mécanique. Quand il est parti au service, il était dans un garage et il gagnait bien sa vie. C’est pour ça, quand il m’a annoncé qu’il me marierait, moi, j’ai tout de suite été d’accord. On s’est fréquenté un an presque, et puis un jour où il m’avait dit qu’il était de garde, je l’ai rencontré au cinéma avec Isa. J’y ai sauté dessus, naturellement...
Enthousiasmé, Tarchinini répéta :
— Naturellement...
— Mais, ce soir-là, Valeria se trouvait aussi au cinéma avec ses parents. Quand elle a entendu les cris d’Isa, dont j’avais empoigné les cheveux...
— Parce que c’était sur votre rivale, et non sur le bersaglier que...
— Ma qué, signor commissaire ! Lui, je voulais me le reprendre, mais en bon état !... Alors elle, Valeria, elle s’est précipitée et quand elle a compris de quoi il retournait, elle a foncé sur Nino, car à Valeria aussi, il avait promis le mariage... C’est depuis ce soir-là qu’on est des amies pour de vrai. Avant, on était que des copines...
— Et c’est ensemble que vous avez décidé de tuer votre suborneur ?
— Oui, parce que, depuis, on a encore appris qu’avant de me rencontrer, il avait longtemps fréquenté Elena Pissato, qui est maintenant fiancée à un qui revient de son régiment, un méchant, à ce qu’il paraît... S’il apprend que sa chérie allait avec le bersaglier, il est capable de le massacrer avant nous ! Il faut qu’on se dépêche, si on est toujours décidées...
— Seulement, voilà : êtes-vous toujours décidées ? J’espère bien que non ! Laissez donc tomber votre bersaglier, puisqu’il n’a pas commis de dommages irréparables.
— Et notre réputation ?
— Vingt années de prison ne la blanchiraient pas, eh ? Le bersaglier, qu’est-ce qu’il fabrique en ce moment ?
— On raconte qu’il a été obligé de se fiancer à Stella Dani, qui a un frère ne rigolant pas avec l’honneur de la famille. Je crois que, ce coup-ci, il est bien accroché, notre Nino !
— Ma qué ! poverelle, la voilà votre vengeance ! Qu’est-ce que vous pouvez souhaiter de mieux ?
— Ça nous fait de la peine qu’une autre le garde !
— Comme vous ne pouviez pas vous le partager, eh ? Savez-vous comment j’agirais, si j’étais vous, mes chattes ? Le jour où votre bersaglier se rendra à l’église avec sa fiancée, je l’attendrais à la sortie, de manière à ce qu’il vous voie toutes les trois d’un coup. Il comprendrait alors ce qu’il a perdu pour toujours... De quoi lui empoisonner sa nuit de noces !
Les trois demoiselles se regardèrent, puis leurs visages s’illuminèrent et Tosca sauta au cou de Roméo, l’embrassant sur les deux joues.
— Ça, c’est une idée ! Signor commissaire, vous êtes un ange, eh !
Rose d’émotion, l’œil humide, la lèvre tremblante, Tarchinini les eût volontiers embrassées toutes les trois, mais comme Valeria et Isa ne manifestaient pas l’intention de se jeter sur sa poitrine, il se contenta d’assurer :
— Un ange, j’en serai peut-être un plus tard, mais, pour le moment, je me contente d’être votre guide ! Allez, rentrez vite à San Alfonso de ’Liguori et ne pensez plus à ce bersaglier !
Quand, dans un envol de jupons et un crépitement de talons sur le vieux parquet du bureau, les trois jeunes filles eurent disparu, l’inspecteur Zampol ne put s’empêcher de remarquer :
— On m’avait bien laissé entendre que vos méthodes étaient originales, signor commissaire... ma qué ! à ce point-là, je ne l’aurais jamais cru !
Tarchinini eut un bon rire :
— Vous aurais-je choqué, Alessandro, mon bon ?
— C’est la première fois que je vois un commissaire embrassé par une de nos clientes !
— Et alors ? Il faut humaniser la police, Alessandro ! Et puis, ce baiser, il était donné de si bon cœur que j’en aurais eu regret toute ma vie de le refuser ! Je suis policier, inspecteur Zampol, d’accord ! mais pas une brute pour autant, eh ?
Roméo se tut un instant, puis, rêveur :
— N’empêche que j’aimerais bien le rencontrer...
— Qui donc, signor commissaire ?
— Ce Nino Regazzi... Ce doit être quelqu’un... Pensez un peu, Alessandro Zampol : le plus beau des bersagliers !
Entouré d’un cercle d’admirateurs, ayant depuis longtemps reconnu sa supériorité en ce domaine, Nino Regazzi condescendait à donner quelques leçons de stratégie amoureuse à ses copains de la caserne Dabormida en attendant l’heure de sortir et de courir dans Turin à la recherche d’une nouvelle proie.
— Le plus délicat, c’est l’abordage... Il y faut énormément de tact, de doigté, vous pigez ? Un petit air modeste en même temps qu’émerveillé, comme si jamais encore vous n’aviez rencontré une pareille beauté... – attribué à l’émotion par la signorina – arrangera le tableau. Vous me suivez ?
Avec ensemble, ils opinèrent d’un hochement de tête, suspendus à ses lèvres, persuadés que, grâce à ces conseils de spécialiste, ils allaient séduire toutes les filles que le hasard mettrait sur leur route. Un petit rouquin, qui n’avait pas l’air malin, malin, et qui, descendu de la montagne depuis six mois, ne parvenait pas à attraper le rythme des citadins, s’enquit :
— Mais comment tu t’y prends quand tu parles à une fille pour lui demander un rendez- vous ?
Nino haussa les épaules, supérieur.
— Rien de plus simple, mon gars...
Avisant un soldat qui s’agglutinait à ses auditeurs :
— Tiens, Nardi, tu me donnes un coup de main pour tâcher de lui expliquer à ce sauvage ?
Nardi, un maigre qui avait toujours le mot pour rire, était un des rares qui ne se laissait pas impressionner par le beau bersaglier.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Jouer le rôle de la petite à qui je demande un rendez-vous.
Nardi constata, avec une fausse amertume :
— Quand on m’a collé cet uniforme sur le dos, je m’attendais à tout, mais quand même pas à jouer les poules séduisantes pour le don Giovanni des bersagliers ! Ma qué ! si ça peut te rendre service.
Il s’assit à côté de Regazzi, qui lui caressa tendrement la main, ce qui amena quelques sourires et Nardi en profita pour affirmer :
— Que tu me prennes la main, d’accord, mais je t’avertis que si tu t’avises de me peloter, je te colle une beigne, eh ?
Sans prendre garde aux plaisants avertissements de son camarade, Nino entamait sa démonstration et d’une voix énamourée susurrait :
— Signorina... Je ne pensais pas que j’aurais la chance de rencontrer une fille telle que vous ?
Entrant dans le jeu, pour la plus grande joie de ses copains, Nardi roucoula :
— Menteur...
— Non, je vous jure que c’est vrai...
— Vous savez, il ne faut pas vous tromper... Je suis une honnête fille, eh ?
— Je l’ai tout de suite deviné... Vous avez l’air si comme il faut... On penserait que votre père est quelque prince...
Nardi émit un rire chevrotant et stupide qui emballa littéralement l’assistance, subjuguée.
— Non... papa, il est éboueur...
Des rires fusèrent, que Regazzi jugula d’un coup d’œil sévère.
— Il y a des éboueurs qui ont des âmes de princes, et je suis sûr que votre père est de ceux- là !
— Vous le connaissez ?
— A travers vous, seulement... mais, pour avoir réussi une pareille merveille, il faut que ce soit un homme exceptionnel...
— Ma qué ! ma mama y est aussi pour quelque chose, eh ? Et la mama, elle serait pas contente, si je rentrais pas à l’heure...
— Vous n’allez pas me laisser comme ça ?
— Et comment voulez-vous que je vous laisse, eh ?
— En me disant que je vous reverrai ?
— Je ne sais pas si je peux avoir confiance en vous...
— Ma vie est solitaire... Si vous vouliez vous y installer, vous y régneriez.
— Vous en dites, des choses... des choses qu’on a envie de croire...
— Il faut les croire, Emilia.
— Renata.
— Pardon ?
— Je n’aime pas Emilia, ça me rappelle ma tante... Je préfère Renata !
Les soldats se mirent à rire et Nino, furieux, protesta :
— Tu gâches ma démonstration !
— Excuse-moi, vieux... mais appelle-moi Renata, sinon tu me colles des complexes !
— Va pour Renata...
Après deux ou trois secondes, pour retrouver le climat de séduction qu’il avait créé, Regazzi reprit : •
— Renata, rassurez-moi...
— Vous avez peur ?
— Oui.
— Un costaud comme vous ? Et de quoi avez-vous peur ?
— Que vous ayez déjà un fiancé... un ami ?...
— Non, j’ai personne...
— Quel bonheur ! Voulez-vous que nous sortions ensemble après-demain, dimanche ?
— Dimanche ? C’est pas possible !
— Pourquoi ? Vous n’êtes pas libre ?
— Moi, si, ma qué ! c’est vous qui ne le serez pas...
— Moi ? Mais je vous assure que si !
— Et moi, je vous assure que non !
— Je voudrais bien savoir pour quelles raisons, par exemple ?
— Parce que le lieutenant Pasquale de Vecchi t’a collé de garde pour dimanche toute la journée !
Oubliant sa démonstration amoureuse, Nino hurla :
— Qu’est-ce que tu dis ?
— C’est ce que je venais t’apprendre, quand tu m’as demandé de servir de jouet à ta lubricité !
Il n’était plus question de donner des leçons à qui que ce soit. Indigné, ulcéré, Nino Regazzi prenait à témoin le ciel, la terre, ses copains et l’Italie tout entière du sort injuste qui l’accablait.
— Le lieutenant m’en veut ! Il n’y a pas d’autre explication ! Il m’en veut !
Nardi suggéra :
— Tu ne lui aurais pas piqué sa bien-aimée, par hasard ?
— Fous-moi la paix, eh !
Ils laissèrent le beau bersaglier remâcher seul sa rancune et montèrent dans leurs chambrées pour se mettre en tenue de sortie.
Nino avait un naturel optimiste, mais, tout de même, il y a des moments où on en a assez de recevoir dés coups et la tuile annoncée par Nardi faisait déborder la coupe ! Les ennuis ne s’arrêtaient pas là ! D’abord, cette sotte d’Elena, qui refusait de continuer à le rencontrer sous prétexte que son fiancé, libéré du service, revenait à Turin, et puis cette guigne invraisemblable le mettant ; en présence, au cinéma Scala, de Valeria et de Tosca, alors qu’il assistait au spectacle en compagnie d’Isa ! Enfin, la catastrophique nouvelle confiée par Stella qui, attendant un bébé, le sommait de régulariser au plus vite leur situation, s’il ne tenait pas à ce qu’elle appelât son frère Angelo à la rescousse. Avec tant d’embêtements sur le dos, Nino estimait avoir le droit de se juger malheureux. Mais comme il ne pouvait rester amer longtemps, il gagna à son tour la chambrée pour revêtir son meilleur uniforme. Tout en s’habillant, il se demandait comment il pourrait se débarrasser de Stella, la vindicative. Il l’aimait bien, Stella, mais il n’entendait pas renoncer de sitôt à sa merveilleuse vie de garçon pour se coller une femme et des bambini sur les bras ! Tout en brossant énergiquement ses chaussures, afin de leur donner un éclat qui laisserait sans réaction le sergent Fausto Schienato, de garde au poste de police – un affreux qui ne pardonnait pas à Nino des succès que lui-même se morfondait de ne pouvoir remporter – Regazzi entendait chanter en sa mémoire la tendre litanie des prénoms de toutes celles à qui il avait juré qu’elles étaient le premier et unique amour de sa vie. Pour mieux apprécier ce long palmarès, il ferma les yeux. Bruna... Assunta... Caria.... Renata... Angela... Anna... Maria... Lina... Andréa... Tosca... Elena... Isa... Valeria... Stella... Malgré l’odeur forte de la chambrée, le bersaglier humait le parfum subtil émanant de toutes les filles rencontrées. Bercé par ses souvenirs, il souriait à de charmantes et tendres visions lorsqu’une voix moqueuse supplia :
— Reviens parmi nous, ô mon Nino !...
Le bersaglier sursauta et, relevant les paupières, il vit le caporal Arnaldo Mantoli – un copain – un genou en terre et qui, joignant les mains, le suppliait grotesquement de sortir de son rêve pour écouter la communication qu’il avait à lui faire de la part du sergent Fausto Schienato. A cette nouvelle, le sang de Nino Regazzi se glaça. Quel sale tour le sergent allait-il lui jouer ? Le caporal se releva :
— Grouille-toi ! Deux vieillards cossus et solennels t’attendent au poste. Ils déclarent avoir une nouvelle importante à te glisser dans le tuyau de l’oreille !
— Des vieillards ?
— Cossus et solennels !
Le bersaglier ne voyait vraiment aucune de ses conquêtes récentes susceptible d’être pourvue d’un père et d’un oncle cossus et solennels. Sarcastique, Mantoli suggérait :
— Peut-être bien les parents d’une de tes belles amies qui viennent te sommer de réparer ?
Cette supposition obligea Nino à avaler avec effort. Il se laisserait convaincre de réparer – si on l’y obligeait – mais la loi ne lui permettait pas de réparer plus d’une fois, à moins de créer une exception en sa faveur et d’accepter qu’il devînt polygame ! La voix un peu tremblante, il se décida :
— C’est bon, je te suis, Arnaldo.
Dès qu’il les aperçut, Nino Regazzi fut impressionné par l’allure de ses visiteurs. Des bourgeois, sans aucun doute, et importants ! Il y avait dans ces inconnus une manière de regarder les gens qui donnait à penser qu’ils étaient des personnages ! Le plus âgé demanda :
— Nino Regazzi, de Rastro ?
— Si, signor.
— Pouvons-nous vous parler en particulier ?
Sous le regard curieux des autres soldats et du sergent, Nino entraîna ses visiteurs dans la salle réservée aux visites. Quand il en sortit un quart d’heure plus tard et qu’il eut raccompagné ses hôtes jusqu’à la grille, on le vit s’incliner très bas devant celui qui avait des cheveux blancs et qui lui tendit une main condescendante. Le sergent Fausto Schienato ricana :
— Pas possible, on lui aura offert une couronne chez les sauvages !
Ce à quoi le caporal Mantoli remarqua amèrement :
— J’aimerais mieux être roi chez les sauvages que caporal chez les bersagliers !
— En voilà une idée !
— C’est pas une idée, sergent, c’est une réflexion. Chez les sauvages, je commanderais, tandis qu’ici, si vous voulez mon opinion, c’est les sauvages qui me commandent !
Le sergent était d’intelligence lente mais obstinée. Il fronça le sourcil :
— J’aimerais que vous vous expliquiez plus en détail, caporal ?
Heureusement pour Mantoli, Nino fit irruption dans le poste à cet instant-là. Un Nino qui sautait sur place et paraissait en proie à une joie délirante. Tous l’entourèrent pour s’enquérir de ce qui lui arrivait. En réponse, le bersaglier sortit de sa poche une liasse de billets de banque. Le sergent calcula rapidement qu’il y en avait pour plus de trente mille lires ! Raide de jalousie, il supputa le motif qu’il pourrait inventer pour priver Nino Regazzi de sa permission de minuit... Inconscient de ce que l’autre mijotait contre lui, Regazzi criait :
— Les gars, demain j’offre une tournée générale ! Je suis bourré de fric !
Pratique, le caporal Mantoli suggéra :
— Pourquoi pas ce soir, eh ?
— Parce que ce soir, mon Arnaldo, je vais voir une demoiselle qui me casse les pieds et lui donner suffisamment d’argent pour qu’elle se décide à me ficher la paix !
Lorsque tombait le soir, le commissaire Roméo Tarchinini sentait plus lourdement sa solitude dans cette grande ville où il n’avait pas d’amis, seulement des relations qui se souciaient peu de lui en dehors des heures de travail. Il y avait dix jours que Roméo se trouvait à Turin et à l’idée qu’il y devait rester près de trois semaines, son cœur se serrait. Sa belle imagination aidant, il se prenait pour un exilé et se persuadait qu’il ne reverrait plus Vérone, ni sa Giulietta, ni les bambini. Il ne lui en fallait pas davantage pour verser des larmes sur son triste sort et ceux qui le croisaient s’apitoyaient sur le chagrin de cet homme, sans se douter que Tarchinini pleurait délicieusement sur des malheurs inventés et auxquels – si on l’avait poussé dans ses derniers retranchements – il aurait avoué ne pas croire. Mais à Vérone, on est ainsi et si l’on veut continuer à prétendre que Roméo et Giulietta sont toujours parmi nous, renaissant, à chaque génération, il importe de mépriser la logique et de donner la première place aux songes. De Giulietta sa femme, le commissaire, par une pente naturelle, passa à Giulietta sa fille qu’un abominable Américain retenait monstrueusement à Boston, car il ne pouvait admettre, fût-ce par hypothèse, que sa fille demeurât là-bas pour son plaisir. Il se promettait d’exprimer sa façon de voir à son gendre quand il reviendrait… si jamais il revenait...
Chaque fois que Roméo était sur le point de sombrer dans une mélancolie sans limites, il s’offrait un bon dîner. Un remède qui lui réussissait toujours. C’est pourquoi il se dirigea d’un pas traînant – mais il s’y dirigea quand même – vers le Principi di Piemonte où d’une voix brisée par des sanglots difficilement retenus, il commanda une « bagnacausa »[1] avec une bouteille de Cortese ; au maître d’hôtel, il gémit qu’il aimerait faire suivre ce plat de haut goût d’une « trota bollita »[2], histoire de finir le Cortese. Il soupira qu’ensuite il se forcerait pour-manger des Capponi[3] arrosés d’un Barbaresco[4] et qu’enfin, après un morceau de Gorgonzola dont le Barbaresco exalterait la saveur, il terminerait son repas en grignotant quelques « amaretti »[5] tout en buvant une demi-bouteille d’Asti.
Le seul fait de commander ce beau repas rasséréna Roméo Tarchinini qui, oubliant ses soucis, se mit à regarder les femmes dînant autour de lui.
Dès le début, les choses tournèrent à l’aigre entre Stella et Nino. La jeune fille reprocha à son amant un retard qu’elle estimait injurieux à son endroit, du fait que ses collègues du café Ceccarello – où elle tenait la, caisse – la voyaient attendre quelqu’un qui ne venait pas. Regazzi invoqua inutilement ses obligations militaires ne lui permettant pas de disposer de son temps comme il l’entendait. Mais Stella, butée, ne voulait rien écouter et, boudeuse, elle le convia à la ramener chez elle. Ils prirent un autobus qui les déposa à la stazione Rivoli, d’où ils remontèrent toute la via Gibrario jusqu’à l’hôpital M. Vittoria. Ils avançaient en silence lorsque, brusquement, Stella demanda :
— Quand viens-tu me demander à mes parents ?
C’était le moment que Nino redoutait depuis le début. Gêné, il se lança dans des explications vagues pour tenter d’esquiver des responsabilités immédiates, mais la petite ne l’entendait pas ainsi.
— Garde tes discours, Nino... C’est plus le moment de parler. Je vais avoir le petit... ton petit, Nino... Tu nous abandonnes tous les deux ou tu nous prends avec toi, eh ?
— Ecoute, Stella, c’est pas possible maintenant...
— Alors, si c’est pas possible, qu’est-ce que je deviens ?
— Je te donnerai de l’argent... autant que tu voudras...
— C’est pas d’argent que notre fils aura besoin, mais d’un père ! Prends bien garde à toi, Nino... Quand Angelo saura ce que nous avons fait, avant de me jeter dehors, il te tuera !
Le bersaglier avait beau hausser les épaules pour montrer le peu d’attention qu’il portait à ces menaces, la perspective s’affirmait souverainement désagréable. Assez lâchement, il sauta sur l’occasion offerte et décréta :
— Je supporterai pas que tu me parles de cette façon, Stella ! Puisque c’est comme ça, je file ! A un de ces jours !
Et, tournant les talons, il s’éloigna aussi vite qu’il pouvait se le permettre sans courir, s’efforçant, par sa désinvolture, de persuader les passants que les imprécations de Stella ne s’adressaient pas à lui.
Mais il allait trop vite, car lorsqu’il aperçut dom Marino, le curé de San Alfonso de ’Liguori, il était trop tard pour l’éviter. D’ailleurs, le prêtre écartait les bras en croix pour l’empêcher de passer.
— Arrête-toi un peu, bersaglier !
— Bonsoir, mon père...
— Ne sois pas hypocrite, soldat ! Tu souhaiterais me voir à mille lieues de là, mais il y a assez longtemps que je désire te rencontrer ! Il faudra que tu m’écoutes !
La poigne de dom Marino, vieux paysan encore solide, ne lâchait pas lorsqu’elle tenait bien quelqu’un ou quelque chose. Il obligea Regazzi à marcher à côté de lui.
— Je te le dis tout de suite, bersaglier, je ne te permettrai pas de continuer à semer le trouble dans ma paroisse !
— Mais, mon père...
— Tais-toi ! Tu es pire qu’un bouc ! Tu veux que je te cite les noms de tes victimes ?
— Je me demande ce que vous en savez ?
— Ne sois pas insolent car, tout soldat que tu es, je te tourne une gifle ! Tu sembles oublier que mon sacerdoce attire les confidences... Quand épouses-tu Stella Dani ?
— Je sais pas.
— Tu ferais bien de le savoir au plus tôt si tu ne veux pas de gros ennuis...
— Vous aussi, vous me menacez, mon père ?
— Moi, mon fils, mes menaces sont pour un autre monde... Enfin, pourquoi t’obstines-tu à réserver l’exclusivité de ta flamme à mes paroissiennes ?
— Parce qu’elles sont les plus jolies de Turin, mon père.
— Je préférerais apprendre qu’elles sont les plus vertueuses !... Tu me compliques ma tâche, bersaglier... et puis, il y a cette petite Stella... Tu n’envisages pas de l’abandonner, j’espère ?
— Bien sûr que non, mon père.
Son ton manquait tellement de conviction que dom Marino s’écria :
— Regarde-moi, toi !
Nino leva le visage vers le prêtre qui murmura :
— Tu n’oserais pas commettre ce crime alors qu’elle porte ton fils ou ta fille, dis, tête de mule ?
— Je lui donnerai de l’argent... beaucoup d’argent.
Dom Marino repoussa brutalement Regazzi.
— Maudit ! Que Dieu te punisse ! Tu n’en as pas fini avec moi, Nino Regazzi !
— Ni avec moi, mon père...
Ils se retournèrent tous les deux. Angelo Dani, le frère de Stella, les surveillait. Un homme grand, calme, qui donnait l’impression d’une force à qui rien ne devait pouvoir résister. Il s’approcha lentement et, à voix basse :
— Tu as déshonoré ma sœur, Regazzi...
Le bersaglier voulut plaisanter :
— Ne tombe pas dans l’exagération, Angelo.
La main de l’autre l’empoigna brutalement par sa vareuse et l’attira à lui de façon à ce que leurs visages se touchassent presque.
— Je te donne jusqu’à dimanche, bersaglier. Si lundi tu n’es pas fiancé à Stella, je te tue !
Dom Marino s’interposa brusquement, séparant les deux hommes.
— Qui ose parler d’ôter la vie à son prochain en ma présence ? Retire-toi, Angelo... Je suis certain que le Bon Dieu l’inspirera et qu’il fera son devoir...
— Je le souhaite, padre, pour lui et pour nous... A bientôt, bersaglier !
Le commissaire Roméo Tarchinini buvait son dernier verre de Barbaresco en fermant à demi les yeux, comme pour ne pas se laisser distraire de son plaisir. Il souriait et trouvait que la vie a du bon, par moments... Sa Giulietta était charmante malgré son volume, il n’en disconvenait pas, mais jouer le jeune homme ne lui déplaisait pas. Quant à Giulietta, sa fille, il s’affirmait convaincu qu’elle allait rentrer dans les prochains jours, son gendre n’étant pas homme à lui briser le cœur en la séparant des siens. Sous l’influence du Cortese et du Barbaresco, Roméo Tarchinini se sentait un cœur large... large au point de contenir le monde entier ! Tandis que le maître d’hôtel débouchait la bouteille d’Asti spumante, il pensait à ces trois jolies filles venues lui avouer leur intention d’assassiner un bersaglier, et pas n’importe quel bersaglier... le plus beau de tous ! Le commissaire eut un petit rire qui fit tressauter son ventre rond de jeune bouddha. Il aurait aimé le connaître ce soldat qui exerçait tant de ravages dans les cœurs des Piémontaises, mais il y avait peu de chances qu’ils se rencontrent jamais l’un et l’autre.
Bien que ne redoutant point de se battre, Nino Regazzi avait été très désagréablement impressionné par sa double rencontre avec dom Marino et Angelo Dani. Il commençait à admettre qu’il était embringué dans une fâcheuse histoire dont il ne devinait pas, pour le moment, le moyen d’en sortir si, toutefois, il en existait un ! Pour essayer de chasser ses soucis, il entra dans un bar de la piazza dello Statuto et but, coup sur coup, trois Carpano. Il lampait la dernière goutte lorsqu’on lui tapa sur l’épaule. Surpris, il avala de travers, cracha, éternua avant de se retourner pour se trouver en présence d’un petit homme râblé, noir de poil et de peau, qui le regardait d’une drôle de façon, d’une si drôle de façon que le bersaglier s’en sentit troublé. Sa voix manquait un peu de fermeté pour demander :
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Vous ne seriez pas Nino Regazzi, par hasard ?
— Si... pourquoi ?
— Elena Pezzato, ça vous dit quelque chose ?
Décidément, c’était le jour des embêtements ! Il avait fallu qu’il pénètre juste dans le bar où buvait le fiancé d’Elena ! On n’a pas idée d’une pareille guigne ! Il essaya de donner le change.
— Elena... comment ?
— Pezzato.
— Non, je ne vois pas ?
L’autre lui mit sous le nez une photographie où lui, Nino, souriait :
— Vous ne la connaissez pas et j’ai déniché votre photo dans son armoire... Vous ne trouvez pas ça curieux ?
— C’est vous qui êtes curieux ! A-t-on idée de fouiller dans les armoires de...
La main de son interlocuteur le frappa au, visage avec une telle violence que le bersaglier manqua tomber. Alors, à son tour, la colère le prit. Il allait se jeter sur son antagoniste lorsque le patron et quelques habitués l’empoignèrent et le poussèrent dehors en lui conseillant de s’éloigner aussi vite que possible afin d’éviter l’irréparable. Avant de sortir, le soldat entendit son adversaire lui crier :
— A partir de maintenant, bersaglier, garde-toi !... Je me garde !
Lorsque Tarchinini se leva de table, il n’était pas ivre mais baignait dans cette euphorie qui est l’apanage de ceux qui ont de belles digestions après un magnifique repas. C’est à peine si le maître d’hôtel dut lui apporter un discret soutien pour l’aider à prendre son aplomb. Le mari de Giulietta s’imaginait dégagé des lois de la pesanteur. Au vestiaire, il passa un doigt fripon sous le menton de la préposée qu’il amusa plutôt qu’il ne l’indigna. Tarchini huma longuement l’air de la nuit et frissonna sous une fraîcheur traîtresse qui le fendit un peu à ses regrets. Il se trouvait bien loin de sa Vénétie natale... Un peu moins gai, trébuchant de temps à autre, il prit le chemin de l’hôtel Genio, corso Vitt. Emmanuelle II, où il logeait.
Pour un peu, Regazzi aurait réintégré la caserne, tant il ne se sentait pas dans son assiette après ces diverses algarades. Mais on ne se couche pas comme un sans-le-sou quand on a de l’argent plein ses poches ! Il s’était promis de s’offrir un bon dîner dans un de ces grands hôtels où il n’avait jamais pu mettre le pied et ni Stella, ni Angelo, ni le curé, ni le fiancé d’Elena ne l’en empêcheraient ! Plein d’une énergie nouvelle, il gagna l’hôtel Venezia, sur la via XX Settembre, où son entrée surprit le personnel peu habitué à servir de simples soldats. Le maître d’hôtel supposa qu’il s’agissait du fils de quelque seigneur de l’industrie, de la banque ou du commerce qui effectuait son service militaire. D’instinct, parce que Nino était beau, on le classait dans une catégorie sociale supérieure à la sienne ; les hommes se laissant toujours prendre aux apparences !
Avant de se coucher, le commissaire Tarchinini écrivit longuement à sa femme, s’amusant à lui conter par le menu l’aventure des trois jeunes filles venues le consulter pour savoir ce qu’elles risquaient à assassiner un bersaglier.
« Avoue, ma Giulietta, que ces Piémontaises sont extraordinaires ? Cette passion qui fait bon ménage avec un sens très net du risque, avec un instinct irrépressible de peser le pour et le contre avant de s’engager... Ah ! ce n’est pas toi qui eus agi de cette façon, ma colombe, eh ? Ma qué ! chez toi coule le sang romantique que nous héritons de génération en génération... Je vais me coucher, loin de toi, et je sens que je ne parviendrai pas à me réchauffer... »
Cyniquement, Roméo ajouta que l’absence de sa femme lui avait coupé son bel appétit, sachant que Giulietta serait plus sensible à cette preuve matérielle de la mélancolie de son époux qu’à tous les serments. Après avoir assuré son épouse qu’elle demeurait son amour unique, qu’il l’embrassait, la mignotait, la caressait, la chatouillait de mille manières, après l’avoir adjurée d’embrasser passionnément pour lui tous les bambini, de le rappeler au bon souvenir de la grand-mère de Bardolino, de l’oncle de Valdagno, du cousin de Barcelone et des neveux de Mantoue, le commissaire cacheta la lettre, se coucha et parce que, décidément, il était d’une complexion heureuse, il ramena ses couvertures sur ses oreilles et s’endormit presque immédiatement.
A minuit trente, le sergent Fausto Schienato, consultant le registre des permissionnaires, constata que le seul Nino Regazzi n’était pas rentré. Il en marqua un plaisir mauvais qu’il entendit partager avec le caporal Mantoli qui tentait de plaider pour son ami :
— Avec tout le fric qu’il avait en poche, sergent, il se sera payé du bon temps et, si ça se trouve, il est soûl comme une bourrique...
— Il peut compter sur moi pour le dessoûler !
— Allez, sergent, soyez chic ? C’est pas tous les jours qu’un bersaglier peut mener la grande vie ?
— Et moi, je la mène, la grande vie ? Et moi, j’en ai de l’argent ? Et moi, les filles me courent-elles après ? Non, caporal, non ! Et je vois pas pourquoi j’aiderais ce salaud de Regazzi à violer le règlement !
— Mais...
— Taisez-vous, Mantoli, ou je vous colle de garde dimanche avec votre copain Regazzi ! Et n’essayez pas de le faire rentrer en douce parce que je vous fiche mon billet que ça vous coûterait cher !
A deux heures du matin, tout le monde dormait dans la paroisse de dom Marino. Avant de gagner son lit, le prêtre supplia le Seigneur d’éclairer le cœur de Nino Regazzi et de lui donner le sens de ses responsabilités. Tosca dormait ainsi que Valeria et Isa. Tosca rêvait à ce sémillant commissaire de police qui avait l’air de la trouver à son goût. Dommage qu’il fût si vieux... Valeria reposait paisiblement, étant de nature placide, peu encline aux songes. Isa espérait que Nino lui reviendrait finalement. Elena avait été longue à trouver le sommeil car elle s’était aperçu de la disparition de la photo de Nino, prise dans son armoire vraisemblablement par Luciano, son fiancé. Savoir ce qu’il allait oser ? Pourvu qu’il ne rompe pas son engagement !... Quant à Stella, elle avait tellement pleuré que son oreiller était trempé. Elle aurait voulu que cette nuit ne finisse jamais. Elle redoutait affreusement l’avenir.
Angelo était rentré tard et de mauvaise humeur. Il avait été sur le point de pénétrer dans la chambre de sa sœur, mais comme il l’aimait bien, au fond, il n’avait pas voulu ajouter à ses ennuis. Quant à Luciano, il s’était consciencieusement soûlé pour tenter d’oublier la trahison d’Elena... Et tout ce petit monde, avec ses haines, ses regrets, ses amours, ses espérances, reposait plus ou moins calmement sous la protection de San Alfonso de ’Liguori, patron de la paroisse.
Vers trois heures, les agents Diego Gesiotto et Enzo Girardi, effectuant leur ronde nocturne dans le quartier du corso Parigi, remarquèrent une masse noire dans l’encoignure d’une porte. Ils s’approchèrent et leur lampe électrique montra un bersaglier qui semblait dormir à même le trottoir. Diego Gesiotto soupira :
— Il en tient une fameuse, le camarade... Qu’est-ce qu’on en fait ?
— On le ramène à sa caserne.
Diego se pencha et empoigna le soldat à bras-le-corps.
— Allez, hop ! Debout ! T’es pas dans le lit de ta petite amie, eh ? Ah ! le cochon, il s’aide pas !
Il relâcha le présumé ivrogne, qui retomba lourdement sur le sol. A ce moment, le faisceau lumineux de la lampe de Girardi éclaira les mains de Gesiotto et les deux agents s’aperçurent en même temps qu’elles étaient pleines de sang.
— Bon Dieu !... Il n’est pas soûl, il est mort !...
Pratique, Girardi remarqua :
— On n’est pas près de se coucher, vieux... Allez, faut alerter la maison. Reste là... C’est pas qu’il risque de filer, évidemment, mais le règlement, c’est le règlement...
— D’accord...
Avant de s’éloigner, Girardi éclaira le visage du cadavre et constata :
— Il était beau, ce bersaglier, eh !
Il ignorait qu’il s’agissait du plus beau des bersagliers.